5

 

 

Feenie faisait son jogging dans le quartier, essayant d’ignorer ses muscles lancinants et l’humidité suffocante. La matinée était trop avancée pour courir, en réalité, mais le beignet au chocolat qu’elle avait avalé sur le chemin du bureau l’avait imposé. Mais elle ne regrettait pas de s’être fait plaisir : travailler le samedi matin appelait à l’indulgence. Elle avait passé trois heures à la Gazette pour écrire un rapport sur le vol à main armée d’une station-service la nuit précédente, pour réorganiser son bureau, et recopier les noms et les numéros du carnet d’adresses de McAllister. Quoi que Grimes puisse lui balancer la semaine suivante, elle voulait être prête.

Elle sentit un point de côté et ralentit le rythme. Il faisait chaud. Et le jogging lui faisait toujours l’effet d’un sport masochiste. Le tennis, c’était plus son truc, mais Feenie avait depuis longtemps cessé d’aller régulièrement au Mayfield Country Club. Courir, c’était la liberté, et elle faisait cet effort, ainsi que celui de nager, plusieurs fois par semaine. Il lui restait toujours presque cinq kilos à perdre sur les vingt qu’elle avait pris depuis son divorce, et perdre du poids semblait soudain être devenu une priorité.

C’était la faute de Juarez, maudit soit-il. Si ce n’était pas pour lui, elle ne serait pas obsédée par son corps imparfait. Non pas qu’il allait jamais le voir.

Oui, probablement pas, d’ailleurs.

Seigneur, était-elle réellement en train d’envisager d’avoir une liaison avec lui ? C’était presque un total inconnu. Et ce n’était pas tellement son genre d’homme. Il était autoritaire et exaspérant et beaucoup trop… charnel. N’importe quelle femme saine d’esprit garderait ses distances, et c’était exactement ce que Feenie avait l’intention de faire dès qu’elle aurait fini de se servir de lui pour son article.

Ou bien est-ce que c’était lui qui se servait d’elle ? Elle ne savait pas exactement pourquoi, mais chaque fois qu’il lui proposait son aide, elle éprouvait la sensation lancinante qu’il était en train de trafiquer quelque chose. Une raison de plus de ne pas s’acoquiner avec lui plus que l’absolue nécessité.

De véritables ruisseaux de sueur dégoulinaient le long de sa nuque. Pour détourner son attention de la chaleur torride, Feenie admira les jolies maisons devant lesquelles elle passait et fit signe aux gens qui s’activaient dans leur jardin. Quand elle tourna sur Pecan Street, le ronronnement familier d’une scie emplit l’air. Son voisinage était en transition, avec beaucoup de retraités qui vendaient à des familles plus jeunes, et qui rénovaient leurs maisons. Elle se demanda laquelle se faisait faire un lifting, cette fois-ci.

Elle approcha de chez elle et réalisa que le bruit venait de son allée. Elle s’arrêta à l’entrée, manquant se heurter à un SUV de couleur sombre qui dépassait du trottoir. Juarez se tenait à l’extérieur de sa cuisine, vêtu d’un jean et de bottes de chantier – oui, c’était bien ça – et tenant une scie à la main. Des copeaux de bois inondaient son allée et son pacanier démembré reposait soigneusement sur le côté. Des branches feuillues dépassaient de sa poubelle.

Elle remonta l’allée en trois foulées.

— Qu’est-ce que vous faites ?

Il pivota et… que le ciel lui vienne en aide. La partie supérieure de son corps parfaitement sculptée était recouverte d’une fine couche de sciure et de sueur.

Voilà pourquoi elle faisait son jogging sous une chaleur d’un million de degrés. Comparé à ce spécimen idéal de l’humanité, elle avait l’impression d’être un Barbapapa.

— Salut, lança-t-il en laissant tomber la scie dans l’herbe.

Il ramassa les derniers morceaux de bois et les déposa sur la pile. Mme Hanak jaillit de nulle part avec un verre de limonade et une assiette de biscuits à l’avoine. Juarez lui jeta l’un de ses sourires et accepta le verre tendu. Il le fit basculer en arrière et le vida d’une seule et longue gorgée, tandis que sa pomme d’Adam bougeait sous le flux du liquide. Feenie sentit des papillons dans son estomac rien qu’à le regarder.

— Merci, madame Hanak. J’en avais bien besoin.

Mme Hanak rayonna devant un tel éloge. Elle portait sa plus belle robe d’intérieur.

Apparemment, Juarez était pour l’égalité des chances. L’humeur de Feenie se distilla.

— Eh bien, nous apprécions évidemment beaucoup votre aide, Marco, dit Mme Hanak. Cet arbre était là depuis des jours, maintenant.

Mme Hanak jeta à Feenie un regard accusateur et repartit vers chez elle en traînant des pieds, le verre vide à la main. Juarez se servit un cookie sur l’assiette qu’il tenait dans la sienne et en proposa à Feenie. Alors qu’elle le regardait, bouche bée, elle haussa les épaules et repoussa l’assiette. Elle croisa les bras sur sa brassière de sport, regrettant de ne pas avoir mis de T-shirt.

— J’aimerais savoir ce que vous pensez être en train de faire à mon arbre.

Juarez cala ses pouces dans les passants de sa ceinture et la regarda longuement. Il ressemblait à une pub Levi’s vivante et elle dut détourner les yeux pour empêcher les papillons de revenir.

— Je l’enlève de votre cuisine. C’est pas génial pour votre sécurité, ce gros trou béant dans votre maison. Demandez à Mme Hanak.

— Eh bien, c’est ma maison, non ? Qu’est-ce qui vous donne le droit de venir comme ça et de vous mettre à scier ?

Il fit un petit sourire narquois.

— Est-ce que vous êtes en train de me dire que vous n’aviez pas l’intention de le retirer ? Je vous ai rendu service.

D’accord, c’était un service. Ça lui évitait certainement de l’ennui et une dépense d’argent d’engager quelqu’un pour le faire. Mais quand même… il fallait un sacré culot pour débarquer chez quelqu’un avec des outils électriques.

Il s’approcha d’elle, et elle sentit l’odeur de sciure et une pointe de transpiration. Les papillons refirent leur apparition.

— Vous voulez que je vous dise un truc ? demanda-t-il à voix basse.

— Hein ?

— Vous rougissez quand vous êtes en pétard. C’est plutôt sexy.

Il tendit la main et repoussa une boucle de cheveux derrière l’oreille de Feenie. Elle tressaillit.

— Pourquoi est-ce que vous avez toujours l’air aussi nerveuse quand je suis là ?

L’expression suffisante sur son visage lui disait qu’il savait exactement pourquoi elle était aussi nerveuse quand il était là. Elle baissa les yeux sur sa poitrine et sentit sa gorge se serrer.

— Non, c’est pas vrai. Je…

Il pencha la tête et l’embrassa. Très légèrement, à peine un effleurement. Tous les muscles de son corps se tendirent.

— Relax, murmura-t-il.

— Je n’ai pas envie de me relaxer.

— Menteuse.

Il enroula sa main derrière sa nuque et fit basculer sa tête en arrière. Le baiser suivant fut plus profond et plus séducteur. Il avait un goût merveilleux, sucré et acidulé, et il dégageait une chaleur intense. Ils se tenaient tout proches, mais il ne la touchait que du bout des lèvres et du bout des doigts. Elle réalisa qu’elle lui rendait son baiser et s’écarta brusquement.

— Pourquoi vous avez fait ça ? glapit-elle.

— Parce que vous en aviez envie.

Il recula d’un pas et elle eut soudain froid, ce qui n’avait aucun sens puisqu’il faisait aussi chaud que dans un four et qu’elle venait de faire un jogging. Elle se tenait dans son allée en tenue de sport, pour l’amour du ciel !

— Je ne veux pas que vous recommenciez, dit-elle, bien qu’à cet instant précis, elle ne voyait aucune raison de ne pas entrer et se jeter directement dans son lit.

Il haussa les épaules et ramassa sa scie.

— D’accord, je recommencerai pas. Sinon, vous n’avez pas de cheminée, si ?

Elle cligna des yeux.

— Une cheminée ?

— Ouais, je pensais vous enlever tout ce bois. Si vous n’en avez pas besoin.

Il venait de l’embrasser en plein milieu de son allée et maintenant, il lui parlait de cheminée ?

— Non, je n’ai pas de cheminée.

— Super, dit-il. Bougez, que je recule mon pick-up.

Elle se décala sur le côté.

Il plongea une main dans sa poche et en ressortit une carte de visite.

— Et voici le numéro d’un ami à moi. Il fait dans la reconstruction et il est pas cher. Dites mon nom et il vous retapera votre cuisine en moins de deux.

Elle hocha la tête.

— Jusque-là, je vais mettre une bâche sur le trou.

Il lui fit un clin d’œil.

— Les jolies femmes comme vous devraient être plus prudentes.

 

Après avoir chargé son camion, Juarez se glissa dans la maison. Il entendit la douche couler à l’étage au-dessus, se dirigea vers le salon et repéra la boîte de dossiers posée dans un coin. Il reposa rapidement le passeport où il l’avait trouvé et sortit discrètement.

Jusqu’ici, il avait tout vérifié, en ce qui la concernait. Elle avait fait un paquet de voyages avec son mari, au Mexique et aux Caraïbes, mais il semblait bien que c’était pour y passer des vacances. Elle n’était pas sortie du pays depuis deux ans, depuis son divorce, supposa-t-il.

Elle ne semblait pas faire partie des opérations de Garland, mais il ne pouvait toujours pas en être certain. D’après toutes les infos qu’il avait déterrées sur elle jusqu’ici, elle était un citoyen modèle. Bon d’accord, elle avait un compte en banque moins qu’excellent, mais qui n’était pas dans cette situation, ces temps-ci ? À part sa négligence pour payer ses factures, elle semblait être un vrai boy-scout.

Mais encore une fois, ça pouvait toujours être une façade. Il devait se rapprocher encore un peu plus d’elle.

Juarez démarra son pick-up et leva les yeux vers la fenêtre de l’étage. Cette femme était plus intelligente qu’il ne l’avait cru. Et elle semblait hésiter à lui faire confiance, ce qui signifiait qu’elle avait aussi de bons instincts. Si elle poursuivait son enquête, elle n’allait pas tarder à rassembler toutes les pièces.

Et quand ce moment arriverait, il comptait bien être dans le coin.

La dernière chose dont il avait besoin, c’était qu’un journaliste rende publiques des informations à propos de Garland. Il était à peu près certain de pouvoir garder un œil sur tous les articles que Feenie était susceptible d’écrire, mais cette dernière n’était pas sa seule préoccupation. Les journalistes étaient comme des buses – ils s’attiraient les uns les autres autour d’une carcasse. Et ça voulait dire que l’horloge tournait quant à son enquête secrète.

L’information qu’il avait obtenue de Paloma était très vague, mais il avait réussi à remplir la plupart des trous depuis sa disparition. Feenie Malone serait certainement capable de remplir le reste. Impliquée ou pas, elle avait accès à des informations clés. Et il devait mettre la main dessus avant que Garland n’apprenne ce qu’elle trafiquait.

S’il n’y arrivait pas, deux années de travail minutieux partiraient à l’égout. Il ne comptait pas laisser ça arriver.

 

Feenie était consciente du bourdonnement persistant de son téléphone portable. Elle tâtonna sur sa table de nuit jusqu’à trouver enfin le satané appareil et marmonner un « allô ».

— Vous dormez ? demanda une voix.

Elle écarta le téléphone de son oreille et vérifia le numéro. Elle ne reconnaissait pas la voix.

— Qui est-ce ?

— Juarez. Vous êtes vraiment au lit ? Il est à peine dix heures.

Feenie regarda son réveil.

— Il est dix heures et quart, et j’ai eu une longue journée.

Ou plutôt une longue semaine.

— Qu’est-ce que vous voulez ?

Depuis le baiser dans son allée, samedi, elle s’était montrée agacée avec lui. Ce baiser lui avait donné le dessus, et ça ne lui plaisait pas. Elle voulait que les choses entre eux restent sur un pied plus professionnel.

— Il faut que je vous voie. Retrouvez-moi chez Rosie dans un quart d’heure.

Elle s’interrompit, pour débarrasser son esprit de ses toiles d’araignées. Il voulait qu’elle le retrouve maintenant ?

— C’est le milieu de la nuit, répondit-elle.

Bon sang, elle était épuisée. Le secteur de la police était beaucoup plus difficile qu’elle ne l’avait imaginé. Elle s’était levée à l’aube pour couvrir un accident de la route dans le département voisin. Et maintenant, Juarez interrompait son repos bien mérité.

— Ça ne peut pas attendre demain matin ?

— Un quart d’heure, répéta-t-il.

— Je ne suis même pas sûre qu’ils soient encore ouverts à cette heure-ci.

— Vous ne regretterez pas d’être venue. Croyez-moi.

Il raccrocha.

 

Elle pénétra dans le restaurant vêtue d’un polo des Texas Rangers, la mine renfrognée. Le vêtement était confortable et ses boucles tombaient dans tous les sens autour de son visage. Il lui sourit et, pour une fois, ce n’était pas feint.

— J’espère pour vous que c’est important, dit-elle en se glissant sur une chaise.

Elle croisa les bras et lui jeta un regard mauvais.

— Vous savez, la dernière fois que je vous ai vue comme ça, vous aviez un .22 à la main.

— Abrégez les conneries, OK ? Je suis pas d’humeur.

Rosie se présenta à leur table et adressa un signe de tête à Juarez.

— Hola Marquito. Cômo andas ?

Dans un espagnol fluide, il salua Rosie et commanda des enchiladas. Quand Rosie s’éloigna, Feenie semblait s’être quelque peu radoucie.

— Je ne savais pas que vous connaissiez Rosie, dit-elle.

Juarez haussa les épaules.

— Tout le monde connaît Rosie.

— Dans votre cercle, peut-être. Je viens ici depuis une éternité, et elle ne me donnerait même pas l’heure.

— Elle ne parle pas très bien anglais, précisa-t-il.

— Notre chef de rubrique essaie d’écrire un article sur elle depuis des années. Elle ne voulait pas lui parler. Il lui a même proposé de l’interviewer en espagnol.

— Ah oui ? Comment il s’appelle ?

Feenie fronça les sourcils.

— Paul Gutterson.

— Voilà le problème.

Elle leva les yeux au ciel et s’accouda sur la table.

— Venez-en au fait, Marquito. Qu’est-ce que je fais là ?

— J’ai quelque chose pour vous, dit-il.

Elle leva un sourcil.

— Martinez a de nouveau des ennuis.

Rosie réapparut et déposa les enchiladas entre eux deux, ainsi que deux Corona. Feenie sembla surprise, mais attrapa immédiatement la bière.

— Quel genre d’ennuis ? demanda-t-elle quand ils furent de nouveau seuls.

— Il est mort.

Juarez se servit dans l’assiette d’enchiladas, savourant les croûtes de fromage graisseuses. Il avala les premières bouchées avec une gorgée de bière, tout en guettant la réaction de Feenie.

La perplexité totale.

— Mais… mais comment ? bafouilla-t-elle.

— Une fusillade. Dans un parking.

— C’est arrivé quand ?

Juarez s’adossa à son siège et l’observa. Elle avait la peau pâle et son attitude habituelle de morveuse avait disparu. Elle était soit une actrice digne d’un Oscar, soit elle n’était véritablement pas au courant de ce qu’il venait de lui annoncer.

Le nœud dans son estomac se détendit.

— La nuit dernière, répondit-il.

— Mais j’étais au commissariat cet après-midi. Je n’ai rien entendu de tel.

— Le meurtre s’est produit au Corpus, alors il n’a pas été enregistré. Et les flics du coin qui sont au courant ne vous le diraient jamais.

— Ah, et pourquoi ? demanda-t-elle. Je pose des questions sur lui depuis des jours et des jours.

— Personne ne vous apprécie.

Elle renversa la tête en arrière, manifestement choquée par cette révélation.

— Personne ne m’apprécie ? Pourquoi donc ?

— Ils vous trouvent légère. Ils ne veulent pas avoir affaire à vous.

— Quoi, juste parce que j’ai des seins, personne ne me prend au sérieux ? Je ne suis pas ce foutu John McAllister, alors ils ont décidé de m’écarter ? J’essaie juste de faire mon boulot, là, bon sang !

Ses joues étaient enflammées, et il essaya de ne pas sourire. Il aimait quand elle s’emportait de cette manière, mais il ne marchait pas une minute dans cette comédie de journaliste assidue. Il était sûr à quatre-vingt-dix-neuf pour cent que ses questions sur Martinez allaient au-delà de la curiosité journalistique. Elle avait un autre plan, et il devait trouver lequel.

— C’est pas à cause des seins, dit-il en leur jetant un regard évaluateur. Ça devrait plutôt vous aider, au contraire. Non, c’est votre attitude, comme si vous valiez mieux que tout le monde. Il va falloir baisser d’un cran. Et vous allez devoir faire vos preuves.

Elle lui jeta un long regard de mépris.

— Et comment je suis censée faire ça si tout le monde me cache des choses ?

— Je suis là, non ? Je vous tiens au courant, comme je vous l’avais promis.

Cette phrase sembla la calmer, et elle s’adossa à son siège.

— D’accord, alors c’est quoi la suite ? Vous savez qui l’a tué ?

— J’ai une idée.

— Et ?

— Et je veux certaines réponses, d’abord.

Il se pencha en avant et la fixa du regard.

— J’aimerais savoir pourquoi une belle femme comme vous s’intéresse à une raclure comme Martinez.

La poitrine de Feenie se gonfla, et il sut qu’elle était déstabilisée. Elle jeta des coups d’œil autour d’elle, dans la salle presque vide, et posa de nouveau son regard sur lui. Elle se mordit la lèvre.

— Ne vous avisez pas de me mentir, dit-il en avalant une nouvelle bouchée d’enchiladas. Je sais quand vous mentez.

— Comment je peux être certaine de pouvoir vous faire confiance ?

Il la regarda droit dans les yeux, ignorant la voix obsédante dans sa tête qui lui disait qu’il était un salaud de manipulateur.

— Juste parce que vous le pouvez.

Elle inspira profondément.

— D’accord. Mais je n’ai absolument aucune preuve de rien, vraiment. Seulement des idées. Alors je ne veux pas que tout ça se retourne contre moi si ça se révélait ne pas être vrai.

— Si quoi se révélait ne pas être vrai ?

Elle hésita, et il fit de son mieux pour avoir l’air digne de confiance.

— Rico Martinez, dit-elle. Le type qu’ils appellent Rico Suave, n’est-ce pas ?

Il hocha la tête.

— Eh bien, je pense qu’il a pu être impliqué avec mon ex-mari. Je pense qu’ils ont fait des affaires tous les deux.

Il attendit la suite.

— Vous voyez, je suis allée voir Josh.

Elle fit une pause et se mordit la lèvre.

— C’était une visite de courtoisie, vraiment. Rien d’important. Bref, quand je suis arrivée chez lui – il vit dans la maison d’hôtes dans la propriété de ses parents – il avait de la compagnie. J’ai pu rapidement entrapercevoir un des types, et je crois que c’était Martinez.

— Mais qu’est-ce qui vous fait penser qu’ils faisaient des affaires ensemble ? Ils étaient peut-être juste amis.

Feenie leva les yeux au ciel.

— Ouais, c’est ça. Josh Garland ne se lie pas d’amitié avec des gens comme Martinez. Il ne voudrait même pas d’un chien sans pedigree.

— Vous, vous avez un pedigree ?

Elle pinça les lèvres, et il sut qu’il avait touché un point sensible.

— Non. Il a fait une exception pour moi. Ne me demandez pas pourquoi.

— Je crois que je peux deviner.

— Hé, allez vous faire foutre ! C’est pas comme si j’étais sa pute, pour l’amour du ciel ! On a été mariés pendant cinq ans. Et je n’avais pas la moindre idée de l’ordure que c’était, jusqu’à il n’y a pas longtemps.

Juarez en doutait beaucoup. D’après son expérience, une épouse était habituellement la mieux placée pour connaître les défauts de son mari. Mais il laissa couler.

Jusque-là, Feenie semblait se livrer avec innocence. Il se sentit extrêmement soulagé, et cette sensation le tracassa. Il n’avait jamais développé de faible pour une femme sur laquelle il enquêtait, auparavant, et il ne voulait pas commencer avec une gringa liée aux personnes qui avaient tué Paloma.

Juarez revint au vif du sujet.

— Alors qu’est-ce qui vous fait penser que leur affaire était quelque chose d’illégal ?

Feenie baissa les yeux sur l’assiette.

— Parce qu’ils sont partis en bateau, cette nuit-là, en plein orage. Deux bateaux, en fait. Et la seule raison que je peux trouver, c’est un genre de trafic de contrebande.

Elle releva ses grands yeux bleus vers lui.

— Qu’est-ce que vous penseriez, vous ?

Juarez ne répondit pas tout de suite. Il ne voulait pas trop lui en dire, mais elle attendait manifestement qu’il partage son opinion.

— Je penserais qu’il se passe quelque chose, finit-il par répondre. Peut-être de la contrebande, comme vous dites.

Elle secoua la tête.

— Et maintenant que Martinez est mort, je ne sais plus quoi penser.

— Moi, si, dit Juarez. Je pense que vous devez surveiller vos arrières.

 

Sur le chemin du retour, Feenie fit un saut à la rédaction pour récupérer l’enregistrement de police qu’elle avait laissé sur son bureau. Peut-être que si elle l’avait eu en sa possession plus tôt, elle aurait recueilli quelques rumeurs sur Martinez. Elle ne referait plus la même erreur. Si les flics de Mayfield comptaient l’exclure, elle devrait alors travailler deux fois plus dur pour rassembler des informations.

Elle rentra chez elle en écoutant l’enregistrement à faible volume. Même sans connaître tous les codes radio, elle pouvait conclure, aux tons détendus des voix, qu’il ne se passait pas grand-chose.

Une autre nuit de printemps idyllique sur le golfe du Mexique. Aucun meurtre. Aucun grabuge. Aucune guerre de gang.

Pas encore, du moins.

Malgré la brise chaude, Feenie ressentit un frisson tandis qu’elle avançait sur le trottoir devant chez elle, en se repassant mentalement sa conversation avec Juarez.

Martinez était mort. Peut-être une attaque professionnelle. Qui avait voulu se débarrasser de lui ? Et pourquoi ? S’il était réellement impliqué dans le trafic de drogue – et toutes les preuves tendaient à le prouver – alors les possibilités étaient infinies. Mais c’est le timing qui la tracassait. Il était associé à la pègre et aux criminels depuis des années, mais il s’était fait assassiner quelques jours seulement après qu’elle eut commencé à poser des questions sur lui.

Était-ce à cause d’elle qu’il s’était fait tuer ? C’était une vague possibilité, mais si c’était le cas, alors elle avait des ennuis. Ça voudrait dire que ses questions n’avaient pas frappé loin du cœur et qu’elles avaient rendu quelqu’un très nerveux.

Et que cette personne devait avoir des contacts avec la police, qui lui avait confié que Martinez faisait l’objet de certaines questions de la part d’une journaliste.

Feenie grimpa les marches de son perron et remarqua que la lumière du porche était allumée. Elle tâtonna maladroitement dans le noir avec son trousseau de clés jusqu’à trouver celle de la porte d’entrée. Elle essaya de l’enfoncer dans la serrure, mais la porte s’ouvrit à la volée.

Elle n’était pas fermée.

La nuque de Feenie se mit à picoter. Avait-elle oublié de fermer ? Elle était à moitié endormie quand elle était partie, et elle ne se le rappelait pas avec certitude. Elle hésita sur le palier, essayant de décider ce qu’elle devait faire. Peut-être qu’elle devrait appeler la police.

Mais ce n’était peut-être rien. Le joint de la porte était dans un sale état, alors peut-être qu’elle avait simplement oublié de verrouiller la porte et qu’un coup de vent l’avait ouverte. Elle baissa les yeux sur son sac, dans lequel elle avait rangé l’enregistrement. Il n’était fait aucune mention de son quartier.

Feenie entra dans la maison et scruta l’entrée du regard. Les appliques qui encadraient la porte baignaient la pièce d’une lumière chaleureuse. Sa paire de Nike se trouvait toujours au pied de ses escaliers, exactement là où elle les avait laissées.

Un bruit sourd.

Elle leva les yeux au plafond et lâcha son sac. Il y avait quelqu’un à l’étage !

Elle sortit précipitamment de chez elle en poussant un cri.

Quelqu’un lui attrapa le bras. Elle hurla et griffa son agresseur jusqu’à ce qu’elle distingue son visage.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Juarez.

— Il y a quelqu’un en haut !

Il la saisit par les épaules et l’écarta sur le côté.

— Restez ici, dit-il. Restez dos au mur, et ne bougez pas jusqu’à ce que je revienne.

— Mais que…

— La ferme !

Il sortit une arme de l’arrière de son jean.

— Et restez ici sans bouger.

Il se précipita dans la maison, la laissant terrifiée et confuse.

Qui se trouvait à l’intérieur ? Et qu’est-ce que Juarez faisait ici ? Il avait jailli de nulle part, comme si… comme s’il était déjà là quand elle était arrivée. Mais qu’est-ce qu’il pouvait bien faire devant chez elle ?

Elle n’arrivait pas à penser de façon raisonnée. Son corps tremblait et son cœur battait à tout rompre. En restant bien dos au mur, elle se déplaça le long du porche jusqu’à se retrouver sous la fenêtre de sa chambre. Le bruit sourd avait semblé venir de là. Quelqu’un se trouvait dans sa chambre. Et si elle était entrée, qu’elle était montée à l’étage et…

— Je vous ai dit de ne pas bouger.

Feenie sursauta, surprise, tandis que Juarez arrivait au coin de la maison.

— D’où vous venez ? Je croyais que vous étiez à l’intérieur !

— Je contrôlais le périmètre, répondit-il en montant les marches.

Il s’arrêta à côté de la porte d’entrée, l’arme toujours à la main.

— Personne dans la maison.

— Mais j’ai entendu quelqu’un, à l’étage !

— Il n’y est plus. Est-ce que vous avez laissé une fenêtre ouverte dans la chambre d’amis ?

— Non.

— Alors c’est par là qu’ils sont partis.

Il lui fit signe de la suivre à l’intérieur, et elle obéit. Elle leva immédiatement les yeux au plafond.

— Vous êtes sûr que personne…

— Oui.

Il l’attrapa par le poignet et la guida vers le salon bien éclairé après avoir traversé la salle à manger. Son estomac fit un bond.

— Oh, mon Dieu, murmura-t-elle en regardant autour d’elle.

Le canapé avait été éventré, ses affaires jetées partout. Sa télévision était complètement détruite. La table basse était renversée sur le côté, les tiroirs arrachés. Le présentoir à bouteilles et des magazines gisaient à terre.

— Regardez attentivement, ordonna-t-il. Est-ce qu’il manque quelque chose ?

— Manquer ?

— Celui ou ceux qui étaient là cherchaient manifestement quelque chose. Vous avez une idée de ce que ça peut être ?

— Non !

Elle se couvrit la bouche de sa main. Son canapé était ravagé, sa télé démolie. Elle redressa la table basse et fut soulagée de constater que les pieds étaient intacts. Parmi les débris qui jonchaient le sol, elle reconnut les tessons du mug de café dont elle s’était servie un peu plus tôt.

Elle tendit la main et agrippa le bras de Juarez.

— Et s’il y avait encore quelqu’un ?

— Je vous ai dit que j’avais regardé partout. Votre maison est pratiquement vide, alors il n’y a pas beaucoup d’endroits où se cacher. Est-ce que vous remarquez quelque chose qui aurait disparu ?

— Il ne manque rien, ici, répondit-elle. Du moins, rien au premier coup d’œil, comme ça.

Il la guida dans la cuisine. La pièce avait subi le même traitement impitoyable – tiroirs et placards vidés, boîtes et bouteilles éjectées de son garde-manger et étalées par terre. Ils avaient même vidé ses récipients.

Feenie s’agenouilla à côté d’un petit tas de sucre et passa son doigt dessus.

— Bon sang mais qu’est-ce qu’ils pouvaient bien chercher ?

Juarez l’observa, les yeux brillants d’intérêt.

— Réfléchissez, Feenie. Est-ce que vous avez quoi que ce soit ici qui soit en rapport avec l’article que vous êtes en train d’écrire ? Des notes ? Des cassettes ? Des photos, peut-être ?

Toutes ses notes sur Martinez, ainsi que les photos qu’elle avait prises se trouvaient dans un tiroir verrouillé de son bureau.

— Je n’ai rien gardé de tout ça ici, répondit-elle. J’ai des dossiers personnels dans un carton à l’étage…

Elle entendit un bruit à l’extérieur.

— Vous avez entendu ça ? demanda-t-elle.

Elle se releva et regarda attentivement par la fenêtre de la salle à manger. Une ombre se déplaçait dans le patio à l’arrière de la maison.

— Il y a quelqu’un !

— Reculez-vous de la fenêtre, ordonna Juarez en éteignant la lumière.

Le clair de lune illuminait la cour arrière. Feenie balaya la piscine du regard, puis le patio, et le carré de pelouse près de la clôture. Quelqu’un bougeait près de la chaise longue.

— Là ! dit-elle en pointant son doigt.

— Où ça ? Je ne vois rien !

— Là-bas ! Près du transat !

Elle se dirigea vers la porte arrière, mais Juarez la tira en arrière.

— Faites pas un putain de geste.

Il la poussa contre le mur.

— Je vais voir.

Ses paroles résonnèrent dans sa tête tandis qu’elle le regardait tendre la main vers la poignée de la porte. Cette voix, ces bras…

Pas un putain de geste.